Noble Art vs Or Noir

« Dans la Ville Noire, la force par le nombre était une religion primordiale, obligatoire. Et la solitude, une malédiction impardonnable ».

Ainsi parle Thierry Marignac, ou plutôt ainsi prête-t-il ces pensées à Dessaignes, le personnage principal de Renegade Boxing Club.

Car, pour quiconque connaît un peu la biographie du romancier français, il est bien malaisé de distinguer entre lui et son héros, au seul sens littéraire du terme évidemment.

On rencontre Dessaignes, un employé de la Croix-Rouge dans la Russie moderne. Celle qui fonctionne par petits et grands arrangements avec les règles. Résidant depuis quatre ans dans l’ex-pays principal de l’ogre soviétique, Dessaignes, en type voulant simplement faire son boulot de pourvoyeur de médicament pour une clinique abandonnée des autorités, doit composer avec la pègre locale. Comme tout est lié au pays de Poutine, il finit par se faire expulser et, comble de malchance, par perdre son travail au sein de l’organisme international. Revenu dans un Paris que, visiblement, il ne porte guère en odeur de sainteté, il se voit proposer un boulot par Kribanov, un avocat qu’il a déjà croisé lors de sa mésaventure finale dans les fins fonds russes. Il s’agit de s’envoler pour New York, passer les examens de traducteurs afin d’obtenir une accréditation auprès de la cour de l’Etat du New Jersey et ainsi défendre les intérêts de Nature-CEI, une organisation semi-gouvernementale russo-tatare. L’avocat promet, en outre, de fournir quelques piges en traduction au niveau de l’UNESCO à Dessaignes. Cela permettra à ce dernier de survivre dans la Grosse Pomme en attendant la certification officielle que ses talents en français, anglais et russe lui permettront sans aucun doute d’obtenir facilement. Mais il faut faire vite car l’un des bienfaiteurs de l’organisation est soupçonné de malversations et son procès doit bientôt s’ouvrir.

Plutôt fauché dans une ville qui nécessite d’avoir quand même des revenus substantiels pour y vivre, Dessaignes pousse alors vers le New Jersey voisin, plus abordable et près du lieu où il doit s’atteler à sa préparation des tests de traductions. Il va s’établir dans Greenville, la Ville Noire, à la lisière d’un monde hors des lois et véritable concentré de violence urbaine du monde moderne. Pas un problème pour lui: il a connu l’exact parallèle, ou presque, lorsqu’il vivait à l’Est. Là, il va rencontrer Big Steve, un géant noir flanqué d’une ribambelle de marmots, interprétant de manière toute personnelle les lois écrites ou le code de la rue. Une sommité de la marge, en quelque sorte. Un Big Steve qui propose aux mômes, et aux autres du quartier, de s’entraîner dans sa salle, en vérité le sous-sol de son immeuble, de boxe: Le Renegade Boxing Club.

Voilà donc Dessaignes intégré dans le monde de la Ville Noire, l’amitié et la confiance de Big Steve lui assurant une sorte de carte de séjour.

Il va alors évoluer entre deux mondes, sachant décoder tous les messages. Linguistiques dans son futur boulot; comportementaux dans son nouveau quartier.

Un sens aigu de l’observation, une propension à plonger le lecteur dans des univers à la marge – j’insiste sur le pluriel -, une connaissance tant des langues et des argots que des moeurs plus ou moins avouées des petites gens comme des gros bonnets, c’est tout cela que l’on retrouve dans le Renegade Boxing Club.

Pas de flics, pas d’enquête, pas de crime sanguinolent. Ce n’est pas ici que le lecteur exclusivement friand de ces « arguments » trouvera de quoi se rassasier. Le propos de Marignac est bien ailleurs. C’est à la fois une voix originale que l’on est invité à écouter et à un regard nouveau que l’on est convié sur le décor habituel et privilégié du Roman Noir.

A cette intrigue que l’on qualifierait de double car s’inscrivant dans les milieux d’affaires interlopes et l’univers de la boxe des bas-quartiers étatsuniens, Marignac adjoint une belle galerie de portraits: Le Suisse Schweizter inquiétant, le Russe Kribanov tout en froideur ambiguë, la belle mannequin tatare qui n’arrive pas dans les bras de Dessaignes par hasard, la truculente Denise, sa concierge de la Ville Noire, qui ne s’en laisse pas compter à l’humour décapant peuplent les différents moments de ce roman foisonnant. Et, évidemment, Big Steve qui cherche, à travers ses poulains, une sorte de reconnaissance, une matérialisation aux yeux du monde, à commencer par celui de la boxe.

Difficile de dire qui de Marignac lui-même ou de son personnage s’exprime le plus souvent tant le second ressemble au premier et partage ses centres d’intérêts: la boxe, le goût de la traduction dont on saisit à travers des pages étonnantes toute la subtilité, le désenchantement face au déroulement du monde, une certaine recherche d’un sens à tout cela – ce serait long et compliqué à développer -, la fascination pour la culture slave et, surtout, la poésie.

Plus encore que dans Fuyards, Thierry Marignac fait preuve d’une ironie mordante et d’un humour souvent pertinent, à l’image de cette soirée chez une grande modiste russe où Dessaignes observe et moque finalement ce joli monde. Tout cela sent l’embrouille, le factice, l’artifice et on comprend aisément qu’il préfère à tout ce cirque le sous-sol de Big Steve et les suées du boxeur à l’entraînement.

Dans un  style qui, tour à tour, s’accélère, prend son temps, fait la part belle aux paroles des uns et des autres, digresse quand nécessaire, par une écriture qui s’intéresse au global comme au local, Marignac propose un roman original par sa forme, tranchant ou, parfois même, méditatif dans son écriture. Tout étant question de l’endroit où l’on se trouve, de l’épisode évoqué.

Roman à l’intrigue qui se construit sur une stratégie de combat ou d’évitement – pour rester dans l’analogie sportive -, Renegade Boxing Club ne manque ni de punch, de jive ou d’uppercuts. Si Dessaignes vole souvent comme un papillon, s’il ne pique que rarement comme une abeille, il sait aller dans les cordes quand il le faut et ne se retrouve pas KO. Dommage que les derniers rounds soient un peu rapides: on aurait aimé que le combat continue un peu. Juste un peu.

PS: l’auteur a créé un blog à l’occasion de la sortie de son livre: http://renegadeboxingclub.wordpress.com/. Une occasion de lire de nombreux extraits et de goûter à sa prose.

(photos © Sriantha Walpola)

Renegade Boxing Club de Thierry Marignac, Série Noire (2009), 213 pages

~ par cynic63 sur 29/10/2010.

12 Réponses to “Noble Art vs Or Noir”

  1. Je suis allée lire quelques extraits, effectivement, l’écriture est tentante, mais la boxe par contre…

    • J’aime bien la boxe mais je ne suis absolument pas sûr qu’il faille l’aimer pour apprécier le roman. Tu peux voir dans les passages consacrés au noble art comme une sorte de métaphore.

  2. À enchaîner avec « le Roi du KO » de Harry Crews, un américain certes, mais celui-là Marignac ne devrait pas le renier.

  3. Pour en savoir plus sur Thierry Marignac, je vous invite à lire quelques interviews
    http://www.entre2noirs.com/interviews__7_interviews-thierry-marignac_75.html

  4. Marignac est une très grande plume, profondément ostracisée par le milieu du polar. Et comme mariganc en plus est un ami (ombrageux et et tout et tout mais un ami), je te remercie pour ce papier.

    • Merci pour ta visite ici Jérôme. Et je ne fais que des papiers dans lesquels je dis ce que je pense. Une très grande plume, je suis d’accord, et lui comme moi savons sur quoi nous divergeons…

  5. Les gars, c’est à mon tour de vous faire la révérence, arrivé ici, pas tout à fait par hasard mais presque (je suis si nul en Internet), je vais donc faire déclaration publique:
    Ma très grande plume vous remercie, brillant à l’heure actuelle (qui vient de changer) comme le phare proverbial une nuit d’équinoxe au large de Douarnenez.
    Ce papier me fait très plaisir, et le passage rapide de mon vieux frère ennemi Leroy, it’s the icing on the cake !!!

  6. C’est par hasard que je suis entré en contact avec Thierry Marignac, suite à un hilarant petit bouquin publié chez ActuSF. Puis j’ai lu ses nouvelles (Le pays où la mort est moins chère) et « RBC ». Pourquoi ce préambule perso ? Parce que l’on n’aborde pas un auteur (même ombrageux, J.Leroy dixit) en se fâchant avec lui. On lit ses textes, ses romans, en essayant de comprendre son état d’esprit. Marignac refuse une certaine « norme polardeuse », ça se respecte. Il construit ici un roman fait de vécu (les traductions) et d’expression d’une volonté (boxe) qui permet d’espérer un meilleur avenir. C’est à l’opposé du héros-loser d’une certaine mythologie (que nous aimons aussi). L’important, c’est le résultat – trés convaincant. Donc, oui Marignac est un grinheux qui emm… certains cercles du roman noir. Mais, aussi oui, c’est un type qui a de l’écriture. On espère qu’il continuera à publier bien d’autres titres, malgré « ceux » qui ne l’aiment pas (et inversement).

    • Merci pour ton passage Claude. Surtout pour ton long commentaire constructif: on espère en effet qu’il continuera. Et vive la diversité!

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