Suckman Island…

Ca devait arriver: je vais me livrer à une petite chronique un peu acide. Mais il n’y a aucun mépris pour ceux qui ont aimé, qui ont trouvé ce roman excellent ou même simplement « touchant ». Chacun est libre de ses goûts, j’en conviens, mais je vais quand même essayer de dire pourquoi, selon moi, ce roman est une baudruche qui se dégonfle et, évidemment, ne pas en rester à « j’aime pas parce que ça me plaît pas »…

Publié dans le collection Nature Writing; un genre dont Gallmeister, un excellent éditeur au demeurant, s’est fait le spécialiste, Sukkwan Island de David Vann, originellement paru dans un recueil dont, volontairement, je tairai le nom de peur de trop en dévoiler sur l’intrigue, est un ouvrage court qui se propose, sous couvert d’un argument vieux comme le Walden de Thoreau, d’analyser précisément le caractère d’un homme à la dérive ou qui ne s’assume pas.

Jim Fenn, l’homme en question, réside à Fairbanks, Alaska, où il exerce la profession de dentiste. Rien ne va plus vraiment entre lui et sa compagne Rhoda. Côté professionnel, les choses ne sont guère plus reluisantes. Il décide donc de se donner un an pour se resituer, pour remettre de l’ordre dans sa vie. Son projet est à la fois simple et radical: il liquide tout, achète une cabane sur l’île de Sukkwan et entend bien y passer un an, loin de toute civilisation, en parfaite autarcie. Seule une radio le relie au monde et, en cas de gros problème, il peut prévenir le pilote de l’hydravion, moyen de locomotion le plus rapide, qui passera d’ailleurs à intervalles plus ou moins réguliers dans les parages. Le désormais ex-dentiste propose cette aventure aux relents de « struggle for life » à Roy, son fils de 13 ans, qui vit une existence tranquille d’adolescent avec sa mère, la première femme de Jim, et sa soeur à des milliers de kilomètres de là, en Californie précisément.

Moyennement enthousiaste, le jeune garçon accepte malgré tout. Un peu pour faire plaisir à ce père éloigné. Un peu sous la pression d’une mère froide et distante.

Très vite, presqu’à leur arrivée en fait, Roy sent que cette expérience va vite tourner au vinaigre. Aigre en plus: son père se révélant en dessous de tout. Affectivement, psychologiquement, humainement.

Le lecteur va alors suivre la longue descente de ces deux personnages qui vont s’enfoncer, se débattre pour ne pas sombrer mais qui ne font qu’accélérer la tragédie au lieu de l’éloigner.

Les aventures de ce père m’ont prodigieusement ennuyé, agacé voire même énervé (oserais-je: « gonflé »?). Déjà pour commencer, le côté « boy-scout » qui veut son retour à la nature, qui se coupe de tout parce que « c’est là finalement que la vérité réside, le sens profond de l’existence » m’a laissé totalement froid. J’aime bien les personnages faibles car, effectivement, personne n’est un Héros, un Homme Infaillible ni, encore moins, un « Übermensch ». Mais, quand même, là, on frise la limite du tolérable, de la goujaterie, de l’inconséquence et du ridicule. Je ne peux donc pas dire que je n’ai rien ressenti pour ce brave dentiste, « bien dans sa situation sociale mais mal dans sa tête ». Non content d’avoir fichu en l’air deux mariages, entraîné avec lui dans les tréfonds de son inconséquence famille et amis, il faudrait en plus qu’on le plaigne, qu’on trouve admirable cette espèce de non-sens où il entraîne encore quelqu’un que, de surcroît, il devait protéger.

Alors, oui, on peut discuter du sens de ce roman, de ce que l’auteur a voulu démontrer, ou simplement suggérer d’ailleurs.

On peut y voir la rédemption d’un individu détestable, paumé, faible ou malheureux (chacun rayera les qualificatifs inadéquats selon sa propre lecture). On peut aussi percevoir que, face à la Nature qui ne ment pas, qui te renvoie à « ce que-tu-es-vraiment-t’vois », les rapports s’inversent, que le Père devient l’Enfant et vice-versa (évidemment).

Ben, oui: face à des situations exceptionnelles, l’individu survit, se débrouille, se démerde ou fait tout simplement ce qui lui permet de prolonger son existence. Petitement, modestement.

J’ai juste éprouvé de l’empathie, de la pitié pour ce môme qui, somme toute, n’avait rien demandé sauf qu’on le laisse vivre sa vie de pré-ado. Tout cela est bien maigre quand même.

Honnêtement, j’ai même failli rire des efforts de notre arracheur de dents dans la première partie du roman, tant il se couvre de ridicule dans tout ce qu’il entreprend: la construction du fumoir, de la cache à nourriture enterrée et, même oui, même, de la découverte de la visite de l’ours dans la cabane. Comme il ne me semble pas que Vann ait voulu qu’on se moque de son héros, je dois bien admettre que le message (s’il y en a un) n’est pas passé. Et si j’ajoute que j’ai trouvé que j’avais affaire à une écriture assez plate, sauf dans les pages consacrées à Roy, à un style qui ne dit rien mais qui ne suggère guère plus, on s’approche dangereusement du « naufrage du lecteur ».

Heureusement que ce dernier est réveillé de sa léthargie par une phrase-choc qui conclut une fastidieuse première partie qui nous avait endormis de moults détails superflus et répétitifs concernant, par exemple, l’aménagement de la cabane ou encore les prises de conscience d’un père auquel j’en collerais volontiers une bien bonne (mais non, je ne suis pas énervé). On attaque alors, ragaillardi, une deuxième partie qui, en plus, est beaucoup plus courte. On attend, on espère, on se montre magnanime vis-à-vis d’un roman dont on se dit qu’on l’avait trop vite jugé. Las, le rythme, la tournure du récit et l’intérêt soudain retombent aussi vite qu’ils étaient venus…

Certes, je devais être mal embouché quand j’ai lu ce livre. Peut-être aussi que j’ai du mal avec le « Nature Writing » (sur ce point, j’ai quand même des doutes…). Ou encore, je veux faire mon malin, mon original, en un mot « mon snob » en n’aimant pas ce que beaucoup, critiques et blogueurs dont je respecte sincèrement les choix, portent au pinacle.

Dire que certains se plaignent de la lenteur d’Indridason, de l’excès de digression chez Staalesen ou de la bonhomie et du classicisme de John Harvey…Ils ont, en tous cas, ce qui manque franchement à ce Sukkwan Island: du souffle, de la complexité, de la tenue et de la structure.

Sukkwan Island (2008) de David Vann (trad. Laura   Deranjinski), Gallmeister/Nature Writing (2009), 191 pages

~ par cynic63 sur 12/02/2010.

29 Réponses to “Suckman Island…”

  1. Bon papier Cynic, bien argumenté et qui au final donne quand même envie d’aller voir ce qui se passe dans Sukkwan Island. Bon le livre ferait 500 pages je laisserais tomber mais 191 pourquoi pas à l’occasion, histoire de…
    Dans le Nature Writing j’avais lu « L’homme qui marchait sur la Lune » de Howard McCord, il était décrit comme un classique etc etc, c’était sympa mais pas exceptionnel.
    enfin bon comme tu dis Chacun est libre de ses goûts.

    • Merci Travis. Je ne me permettrais pas d’être condescendant et encore moins méprisant avec ceux qui ont aimé. Seulement, j’ai trouvé ce livre à la limite de l’insipide (surtout vu tout ce qu’on en disait ici et là). De toutes façons, ça n’empêchera pas Vann d’en vendre des tonnes
      Gallmeister, d’après des libraires que je connais, a publié de bien meilleurs ouvrages de Nature Writing, en plus.
      Le principal est surtout de dire ce qui ne plaît pas et pourquoi. Et je t’avoue que je ne supporte pas les pseudo-argumentations qui disent « chacun ses goûts épicétou »…J’aime bien savoir pourquoi on défend, ou pas, tel ou tel bouquin, tel ou tel groupe de rock ou tel ou tel film.
      A plus

  2. Exactement, si on aime pas on peut comme tu dis (et il faut) argumenter. Sinon je suivrais aussi la voix de Antoine Chainas qui disait « si je n’aime pas un bouquin plutôt que de le descendre gratuitement, je n’en parle pas et je passe à autre chose ».
    Le plus frustrant c’est quand le bouquin n’est pas terrible mais qu’il y a quand même quelque chose qui ne demande qu’à sortir on y croit on y croit et puis non, et c’est très décevant.

  3. bonjour, j’ai énormément apprécié ce roman. Et je dois dire que ton analyse et tes arguments sont intéressants et très défendables !. Pour ma part, ce fut un choc et cela me donne envie de continuer à piocher dans le catalogue Gallmeister. Alors si, apparemment, selon les libraires, l’éditeur en a publié de bien meilleurs, je ne peux que m’en réjouir. @ +

    • Ca arrive qu’on ne partage pas les mêmes impressions…Ceci dit Gallmeister sort des tas de choses intéressantes, en noir et en Nature. C’est un éditeur qui bosse bien et qui, en plus, m’a paru sympathique le jour où je l’ai rencontré à l’occasion de la tournée de Johnston

  4. hé hé hé ça défouraille bien ta petite critique ! Je ne l’ai pas lu mais en tout cas, ce genre d’exercice permet de dire deux ou trois trucs sur ce que TU penses. Et je dois dire que j’aime bien ce que j’ai lu, notamment sur l’envie de foutre des baffes à ce genre de type. Et surtout : arriver à se garder d’une empathie collante vis à vis du personnage principal, pour réaliser que, même si c’est lui qui est tout le temps dans le champ, on n’est pas obligé de le trouver sympathique, c’est un tour de force de lecteur aguerri. Ou un bouquin vraiment horripilant.

    • Sympathique ou pas, le personnage principal doit avoir un peu d’épaisseur, ce que je trouve que celui-là n’a pas. C’est une des nombreuses choses qui m’ont « gonflé ». Pour le côté « défouraille », je me suis passé des titres des DV live, ainsi qu’une bonne dose de Las Vegas DB et je venais de lire un article sur « le petit blouson noir »…alors évidemment, ça laisse des traces…

  5. je suis tout à fait d’accord avec toi, pour avoir rencontré l’éditeur présenter son catalogue….il a une façon très naturelle de parler de ses goûts littéraires persoNELs et de son métier d’éditeur. Sans dire grand chose de ces livres (il dit lui même qu’il a du mal à en parler…mouais mon oeil) il vous donne envie, il présente ces livres comme des romans avec des personnages « bien burnés » (dixit l’éditeur) ! 🙂

    • Il y a plein d’éditeurs indépendants très bien en France. Pour une fois que je ne dis pas du mal de ce pays….

  6. Je n’ai absolument aucune affinité avec le « nature writing », bien au contraire et pourtant, j’ai apprécié ce livre. Oui, ce père est pathétique, oui c’est un looser, un type vraiment nul. Mais les rapports maladroits qu’il tente de tisser avec son fils m’ont paru tout à fait crédibles, c’est d’ailleurs ce qui m’a plu le plus dans cette histoire, la relation père-fils, puis la descente vers la folie.
    Pour la petite histoire, le père de David Vann lui a proposé quand il était ado de partir avec lui pour un an en Alaska. Il a refusé. Deux semaines après, son père se suicidait. Je ne connaissais pas cette histoire avant de lire le livre mais sa lui confère une profondeur vraiment terrible.

    • Je savais pour l’aspect autobiographique. Mais, honnêtement, ce livre m’a énervé. Dans sa construction, dans ses personnages (pas l’enfant, bien sûr), dans son écriture. Alors oui, Vann a vécu un drame, oui il s’en est servi pour trame de fond, oui, c’est crédible mais non, pour moi, ça n’en fait pas un bon livre malgré tout le respect que j’ai pour la douleur de l’auteur

  7. Celui-là, je l’avais mis sur ma LAA (Liste à acheter) après une chronique sur C’est à lire. Puis, j’ai lu des articles sur le net qui m’ont enlevé l’envie de le lire. Le tien vient de l’enterrer. Surtout le dernier paragraphe. Mais il y en a tellement d’autres à lire !

  8. ravie de lire ta chronique et de constater que je ne suis pas la seule à avoir été profondément « énervée » par ce livre — il est indéfendable et sa publication par Gallmeister est incompréhensible; le soutien de la presse pour ce titre reste un vrai mystère…
    le catalogue de Gallmeister mérite autre chose; n’hésitez pas à y aller fouiner
    dominique de La Librairie (Clermont-Ferrand)

    • « Indéfendable »…Serais-tu encore plus en colère que moi??? Et il est vrai que vous êtes très fournis en Gallmeister. J’encourage donc les Clermontois à passer vous voir…Tiens d’ailleurs, je passerai cette semaine

  9. J’aime bien les chroniques acides faites intelligemment. Je fais partie de « l’école » qui trouve que parler des mauvais livres aide à former une opinion. Et puis ça repose de tous ces titres formidables qu’on trouve partout.

    • Je ne sais pas si ma chronique est « intelligente » mais, en tous cas, quand ça va m’agacer, je pense que je ne vais pas me priver de le dire…

  10. Je suis ravie de lire une telle critique. je n’ai pas adhéré non plus à ce livre (mal lunée peut être, ou mauvais moment!). N’empêche que je l’ai trouvé lourd et j’avais l’impression de déjà vu. La fin m’a paru évidente malheureusement. Ma critique est largement moins développé que toi c’est pourquoi je suis ravie de lire ce que je pense et que je n’ai pas eu le temps d’écrire!! A la revoyure!!

    • Purée, c’est vrai que plus j’y pense plus ce bouquin est nul, pas crédible et presque…risible. Tu m’étonnes que la fin est évidente…et encore plus incertaine que tout le reste….

  11. Salut Cynic! C’est amusant, nous sommes en (presque) complet désaccord et on dirait carrément que nous n’avons pas lu le même bouquin 😀

    Un exemple au hasard: je n’ai pas perçu une mère froide et distante, mais une mère partagée entre deux désirs facilement contradictoires: d’une part elle souhaite que son fils fasse le « bon » choix (rester en Californie avec maman) mais d’un autre côté elle voudrait qu’il décline l’offre paternelle de son propre chef, sans influence extérieure (sinon où serait sa victoire?) Elle prend donc le risque de perdre le match. Ah, les joies de la compétition entre ex-conjoints, avec les gamins dans le rôle du ballon…

    Concernant Jim l’écart se creuse encore plus. C’est selon moi un excellent personnage, souvent agaçant mais pas du tout ennuyeux (d’un point de vue de lecteur, s’entend!)

    • Le désaccord ne me dérange pas. Au contraire. Si Vann a trouvé ses lecteurs, tant mieux (et je dirais même pour l’éditeur qui pourra continuer à sortir d’excellents romans au demeurant). On n’est pas, certes, obligé d’aimer les personnages mais quand ils paraissent totalement inconséquents et bien, je ne peux pas adhérer. La mère n’est peut-être pas si froide, je veux bien te le concéder mais je ne pense pas qu’elle souhaite que son fils choisisse par lui-même (c’est en tout cas le souvenir que j’en ai). Et non, véritablement, le père ne me paraît absolument pas intéressant ni être un excellent personnage. Et je ne parle même pas du grand n’importe quoi d’un final tiré carrément par les cheveux…Enfin, merci pour ta visite, vivement Staalesen et vive les divergences!!! A bientôt

  12. Je crois que je vais l’acheter ! Tu m’as trop donné envie de le lire 😉

  13. Tu tiens donc tant que ça à t’en débarrasser ? Bah tiens, pourquoi pas ! Cela me donnera l’occasion de t’envoyer en retour un livre surprise… Je te contacte sur ta messagerie. Et merci pour ta proposition !

  14. […] ne peux que recommander la lecture de Sukkwan island, mais je conseillerais aussi de lire l’article de Noirs desseins car des avis opposés sont toujours source de […]

  15. Eh bien, ça y est : je l’ai lu et commenté !
    http://www.laruellebleue.com/6537/sukkwan-island-david-vann-gallmeister/

  16. Heureuse de trouver ici des gens qui comme moi n’ont pas compris l’engouement des gens pour ce roman !

    • Bonjour.
      D’abord merci pour la visite et le commentaire. Il semble que ce roman divise radicalement: sans vouloir tomber dans un cliché, soit on aime, soit on déteste. Peu d’avis nuancés à son sujet

  17. J’avais lu que des articles élogieux sur ce roman, je l’ai donc lu et j’ai pas du tout apprécié mais j’ai aimé la première partie, qui aurait pu annoncer une fin « remarquable » mais la fin nous éclaire juste sur la nullité de ce roman du coup ton article me rassure !! De plus il est très intéressant,et amusant. Ce qui me fait rire, c’est qu’il sort son second livre « désolation » qui raconte l’histoire d’une famille qui s’installe sur une île. C’est incroyable quand même !! Mais celui-là je ne le lirais pas, je n’aime que les « livres recettes » de cuisine !!!

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