Nouveau roman d’Yves Ravey, Un notaire peu ordinaire s’inscrit définitivement dans la droite ligne de ce que l’on serait tenté d’appeler les contraintes d’écriture et thématiques que l’auteur paraît s’être imposées.
Une petite ville de province banale, étriquée jusque dans sa topologie, figée dans des rapports sociaux hérités d’une France d’avant, si l’on peut dire.
C’est là que le narrateur -futur étudiant- vit avec sa mère, Martha Rabernak, et sa soeur cadette Clémence. Ce trio vit depuis la mort du père de façon modeste: le jeune homme travaille la nuit, la mère est agent d’entretien au collège. Quant à Clémence, elle se prépare aux épreuves du bac.
Un soir, Freddy, le cousin de Martha, vient sonner à la porte de la famille. Cela fait quinze ans qu’on ne l’a pas revu, que Martha elle-même fait tout pour effacer jusqu’au souvenir de ce membre pourri de la branche familiale. En effet, Freddy ne revient pas d’un voyage vers un Eldorado improbable: Il vient d’être libéré sous condition. Il avait pourtant assassiné Sonia, une petite fille de l’âge de Clémence. Un crime atroce, ignoble, qui rend d’autant plus incompréhensible pour beaucoup le fait qu’on ait relâché ce monstre.
Martha entend éloigner celui qu’elle perçoit comme une menace pour sa famille, à commencer pour Clémence évidemment. Ne ménageant pas ses efforts pour trouver un moyen de se débarrasser du loup dans la bergerie, la mère-courage doit se rendre à l’évidence: Freddy a le droit d’aller et venir comme bon lui semble. Tout le monde le lui affirme: des policiers à l’éducateur. Même Maître Montussaint, le notaire de la ville qui s’est montré bon avec elle lors du décès de son mari, intercédant afin qu’elle obtienne ce poste au collège, ne peut rien faire.
De toute façon, Martha est vigilante, dure, intransigeante quand elle sent les siens menacés, allant même jusqu’à harceler une Clémence à la sexualité qui s’éveille, aux velléités d’émancipation certes maladroites mais toutes naturelles. Face à cette adolescente revêche, faussement ingénue, inconsciente au point de, aux yeux de sa mère en tout cas, exposer sa peau juvénile et fragile aux premiers rayons du soleil au bord de la rivière où les jeunes gens viennent goûter aux joies de la baignade, ses efforts paraissent vains. Qu’importe: Martha peut compter sur la bienveillance de Maître Montussaint et de Paul, le fils de ce dernier, qui se trouve être le petit ami de Clémence…
Un sentiment se vérifie un nouvelle fois lorsque le lecteur ouvre un roman d’Yves Ravey. Sous un aspect anodin, brut, neutre jusqu’à une écriture minimaliste à l’extrême, l’auteur franc-comtois sème les graines d’un drame qui germera doucement, tranquillement mais sûrement. Effectivement, on est persuadé que de la fausse banalité du décor, de la trivialité de certains personnages ou leur respectabilité inhérente à leur fonction, va surgir une réalité toute autre.
De leurs occupations à leurs attitudes, chacun occupe sa place: Martha se détend au jardin, cueillant des baies; Freddy passe son temps libre à pêcher en compagnie d’un chien perdu, un peu comme lui, qu’il a recueilli; les jeunes gens ont des préoccupations de leur âge. Le notaire préside la société de chasse dont le mari défunt était membre. Preuve, s’il en fallait une, que Maître Montussaint assure la continuité, la permanence et la stabilité de cette communauté provinciale: Madame Rabernak lui a confié le fusil de son mari, comme on confierait un sceptre à un monarque.
En outre, les différents parti-pris littéraires d’Yves Ravey ajoutent à cette stratégie s’apparentant à un jeu de cache-cache. Le narrateur n’est jamais nommé, n’est pas au coeur de l’action, se contente de rapporter les éléments de l’intrigue comme un témoin qui se souviendrait d’une tragédie ancienne. De plus, les paroles rapportées au discours indirect libre permettent souvent d’instiller une ambiguïté: Ont-elles été prononcées? Sont-elles les interprétations d’un narrateur absent au moment des faits?
Ravey refuse les introspections, les analyses précises de la psychologie des personnages qu’il crée, les laissant à leurs actes ou leurs paroles qui suffisent amplement à les définir. C’est donc au lecteur, jamais méprisé par l’auteur, de reconstruire les affects des uns et des autres, à relier les ellipses, narratives ou lexicales, ou à combler les blancs pour comprendre les tenants et les aboutissants de l’ensemble. Ainsi, on saisit la fonction des éléments du décor comme des objets –le Jolly Cafe, la station-service, la maison du notaire, le jardin, la salle de classe, le fusil, la station hydroélectrique,…– évoqués brièvement ou à plusieurs reprises.
Pour finir, on ne peut s’empêcher de voir poindre sous le fait divers, en filigrane, une approche fine des rapports de classe-on osera « lutte des classes »– faisant penser à Simenon ou à Chabrol. On ne citera, car on est bien long, que ces paroles évasives du notaire suggérant que son aide précédente vaut bien quelques silences…
Un tel roman mérite qu’on s’y attarde, que l’on délaisse certains ouvrages étiquetés « polar » et qui en sont bien moins que ce véritable roman noir qui n’en a pas le label.
Un notaire peu ordinaire d’Yves Ravey, Les Editions de Minuit (2012), 112 pages
45.777168
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Publié dans Portes du Noir
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