Taxi pour la taule…

On a ici un petit faible pour Iain Levison, comme le montrent deux papiers élogieux sur Un petit boulot et Une canaille et demie. On avait, à la fois, aimé ces histoires amorales, loufoques et traitées sur un mode totalement décalé. Ici, avec Arrêtez-moi là, qui paraît d’ailleurs d’abord en français, si l’auteur s’intéresse, une fois de plus, à un prolétaire étatsunien, il abandonne l’humour noir pour une écriture plus directe et bien plus désabusée.

Jeff Sutton est un chauffeur de taxi de 36 ans. Un mardi, contrairement à ses habitudes, il décide de se rendre à l’aéroport de Dallas. D’ordinaire, il délaisse cet endroit car trop de ses collègues s’y trouvent et il estime perdre beaucoup de temps pour rien. La chance lui sourit pourtant. Il prend en charge une belle femme qui lui demande de le conduire à Westboro, une banlieue cossue de la grande ville du Texas. N’ayant pas suffisamment d’argent sur elle, la cliente lui demande de la suivre dans sa maison afin de le payer. Jeff, attendant la dite-cliente qui s’est éclipsée à l’étage, fait, en quelque sorte, le tour du propriétaire d’une demeure qu’il trouve agréable. Au soir de cette journée plutôt fructueuse, Jeff regagne son modeste appartement. La nuit est déjà bien avancée et, n’écoutant que son grand coeur tout en faisant fi du règlement qui lui interdit de prendre gratuitement des personnes à bord de son taxi, Jeff charge deux étudiantes qui ont fait la tournée des bars et les raccompagnent à la Cité Universitaire. Qu’importe si l’une d’entre elles vomit dans le taxi; il nettoiera l’habitacle et personne n’en saura rien…

A peine deux jours s’écoulent et la vie de Sutton va basculer. Il voit, alors qu’il est en congé, débarquer chez lui deux flics en civil qui lui demandent de le suivre. Arrivé au poste de police de Westboro, il apprend qu’il est accusé d’avoir enlevé la petite fille de la jolie femme de l’aéroport. Jeff, évidemment, pense que les soupçons qui pèsent sur lui, ne reposant que sur peu de choses, s’évanouiront très rapidement et que tout cela ne restera qu’un mauvais souvenir. Une plaisanterie de mauvais goût. Il n’est cependant pas au bout de ses peines car il va connaître toutes les affres d’un système dont il se rendra compte qu’il s’apparente à une machine à broyer les existences. Y compris de ceux qui n’ont rien fait…

Retour fracassant pour Iain Levison qui signe ici à travers cette descente aux Enfers de la Justice texane un petit brûlot parfaitement maîtrisé. Des flics aux méthodes musclées, en passant par les avocats commis d’office plus préoccupés par autre chose, à commencer par l’heure du déjeuner, que par la défense de leur client, sans oublier l’univers carcéral et la mise en scène d’un procès ressemblant à un véritable jeu du cirque antique, il ne nous épargne rien.

Le narrateur de ce roman coup de poing, héros bien involontaire d’un drame où il est nécessaire d’avoir un coupable –peu importe s’il l’est vraiment car seul compte le fait qu’il puisse l’être-, se trouve proprement désarmé, occupé à observer les murs de la cellule dont il ne sort qu’une heure par jour. Il en est ainsi: Sutton doit être immolé sur le bûcher dressé par les tenants du système judiciaire. Peu importe les éléments troubles ou incomplets d’un dossier qui se résume à quelques soupçons pratiquement infondés: c’est lui, l’affaire est entendue. D’autant plus que des témoins, loin d’être totalement de moralité, affirment le reconnaître et qu’une vieille affaire bénigne à laquelle il a été mêlé ressort de son dossier personnel.

Si Jeff doit se mesurer aux certitudes des policiers, d’une presse qui s’empresse de se saisir de son cas et de le monter en épingle, des juges ou avocats qui, finalement, entendent surtout expédier ce cas horrible, il s’aperçoit, en outre, que le simple fait d’être accusé équivaut à être coupable. En effet, tout se déroule comme si être soupçonné lui attribuait, tout naturellement, le statut de criminel aux yeux de tous, sans exception ou presque. Pour un homme qui n’a que très rares connaissances, cela fait presque trop et Jeff, sans pour autant verser dans la dépression, va apprendre à tordre le coup à l’espoir car il en arrive à se convaincre qu’une fois celui-ci abandonné, il acceptera son sort avec plus de détachement et suivra tout cela comme un s’il était un simple spectateur. Surtout que la loi du Texas n’a pas besoin de cadavre pour condamner à mort: il suffit que l’affaire date de suffisamment longtemps pour que l’on considère la victime morte…

Levison réussit à nous tenir en haleine avec un récit qui sait, malgré le fait qu’il se déroule en grande partie dans l’univers clos et monotone de la prison, rebondir, se relancer et, finalement en moins de 250 pages, faire le tour de la mésaventure d’un innocent, non pas idéal, mais tellement banal que cela semble être la preuve même qu’il a bien quelque chose à se reprocher.

Et c’est dans les chapitres finaux que l’on apprendra que ce qui compte n’est pas tant le cas criminel lui-même mais le statut de l’accusé et son aptitude à être défendu ou soutenu. Evidemment, l’argent, la communication médiatique ne sont jamais bien loin…

Pour finir, si l’humour apparaît malgré tout, notamment lors de certains dialogues édifiants, Levison se montre ici bien plus grinçant, voire amer, sans verser dans le discours idéologique. Pour notre plaisir. Pour notre affliction…

Arrêtez-moi là! (The Cab driver, 2010) de Iain Levison (trad. Fanchita Gonzalez Batlle), Editions Liana Levi (2011), 245 pages

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~ par cynic63 sur 17/03/2011.

18 Réponses to “Taxi pour la taule…”

  1. Dur de fermer les yeux sur ton billet le temps d’attendre d’avoir lu ce roman car je vais lire très prochainement. Je sais juste que tu m’avais signalé dans un mail l’avoir beaucoup apprécié ! finalement, c’est plus dur de résister à un carré de chocolat noisette, qu’à ton billet de lecture !! Mais je tiens bon !! je le lirai bien sûr avec délectation un peu plus tard ! tiens et pourquoi pas avec un carré de chocolat?^^

  2. Pas encore pais cela ne saurait tarder, je les ai tous lus et approuvés

  3. décidément je suis vraiment incorrigible !!!! je me suis emmêlé les pinceaux mon ami !!! je voulais écrire que c’était plus dur de résister à ton ton billet qu’à un carré de chocolat et non l’inverse!!! Je note pour l’orange chocolat noir !!!! je vois que tu es un connaisseur !! 🙂 Moi j’aime aussi à la menthe !

  4. J’avais beaucoup aimé « un petit boulot », et enchaîné avec « Trois hommes, deux chiens et une langouste » qui m’avait un peu déçu (en fait tout au long de ma lecture je n’avais pas pu m’empêcher de penser aux personnages et aux situations de Westlake, mais pas avec la même saveur) .
    A vous lire, ce dernier roman permet de découvrir une nouvelle facette de l’auteur.

    • C’est en effet très différent de « un petit boulot » mais ça vaut le coup. C’est efficace et le tout en moins de 250 pages (à cette époque où les pavés fleurissent, c’est à signaler!!!)

  5. Bon, désolé camarade, encore une de tes chroniques que je dois mettre en marque-page et m’en garder moi aussi la lecture pour plus tard, ce Levison étant dans ma PàL.
    J’adore cet auteur de l’Amérique des losers et perso, si je devais mettre un peu plus en avant un de ses bouquins, ce serait « Les tribulations d’un précaire ». Mais tout hautement recommandable!
    Amitiés.

  6. Tout à fait d’accord avec ton billet : encore un très bon Levison, un peu moins « westlakien » que les précédents, mais très prenant. Un seul petit bémol, la scène située juste à la fin du procès (je n’en dis pas plus) m’a parue un peu tirée par les cheveux. N’empêche, ça reste un très bon roman.

    • Je pense voir à quoi tu fais allusion. Bien aimé en fait un peu tout dans ce livre qui est, comme tu dis, un très bon roman

  7. Je viens enfin de découvrir l’auteur avec trois hommes, etc… et franchement c’est excellent, je veux continuer! La référence à Westlake est bienvenue, en effet.
    (j’adore le chocolat très noir, pas besoin d’orange ou autres)

    • Eh bien, ce dernier est très bon mais « Un petit boulot » est tout à fait dans la veine de la référence citée…

  8. […] d’avis sur différents blogs de polar : noirdesseins, passionpolar, entre2noirs, Published […]

  9. Bonsoir cynic63, j’ai aussi beaucoup aimé ce roman à la mécanique implacable. La justice américaine est un rouleau compresseur impitoyable, tout cela parce que ce chauffeur de taxi a voulu rendre service. Mal lui en a pris. Et la fin ne résout rien. Bonne soirée.

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